Laurence Bertéa-Granet : Cela concerne une très grande diversité de projets et de secteurs d’activité : la grande consommation, l’univers du High Tech, les services… Nous avons eu assez récemment un projet très intéressant dans le domaine de l’habitat, sur une problématique telle que la création d’un éco-quartier. C’est un univers sur lequel on peut faire des choses passionnantes. Mais la co-création, cela peut aussi s’appliquer à des enjeux auxquels on ne pense pas spontanément.
Sur la question de savoir comment définir une méthodologie par exemple, sur des questions un peu complexes à appréhender via des approches traditionnelles. Mais je suis aussi tentée de dire que la co-création ne concerne pas que les projets de nos clients. C’est un principe que nous appliquons à nous-mêmes et au sein de notre société, dans notre fonctionnement interne, avec la mise en place de groupes d’échange et de partage, ou même avec la création d’une Harris School.
Tout à fait, il s’agit bien d’une posture intellectuelle, d’un état d’esprit en effet. Celui-ci se diffuse progressivement dans les entreprises. C’est ce qui fait que nous sommes sollicités par des interlocuteurs parfois relativement nouveaux pour nous, comme des équipes de R&D par exemple, avec derrière cela la volonté de leur part de remettre le client plus au centre, de retrouver une proximité plus grande avec celui-ci, au travers de démarche de design thinking notamment.
Pour autant, si les mentalités changent, ces modes de création ne sont pas si faciles à instaurer et à mettre en œuvre… La co-créativité remet en cause beaucoup de choses. Lorsqu’on demande à une équipe de direction de se prêter pendant quelques minutes à une séance de photo-langage, cela heurte pas mal de conventions statutaires !
La tentation est souvent grande au sein des entreprises d’étanchéifier les choses, y compris au sein de celles qui sont bien décidées à mettre le client plus au cœur de leurs processus de fonctionnement. Le schéma assez classique pour l’institut est de se trouver face à deux ou trois interlocuteurs « études », l’idée étant de solliciter les consommateurs pour pouvoir récupérer des matériaux avec lesquels l’entreprise pourra élaborer des nouvelles propositions, de nouveaux produits.
Un des plus gros enjeux pour nous est sortir de ce cadre, et de pouvoir embarquer les bonnes parties prenantes de l’entreprise, au-delà des seuls responsables des études, dans un processus d’ensemble. Et ce le plus en amont possible du projet, en particulier dans la définition des objectifs. Nous partons sur des bases idéales lorsque nous pouvons animer des sessions de workshop en mode créatif pour travailler le brief, avec les différentes entités concernées au sein de l’entreprise. Celles-ci ont ainsi l’occasion de dévoiler leurs impératifs, leurs contraintes et leurs parti-pris. Comme pour tout projet d’étude, la clarté des objectifs ainsi qu’une définition partagée des enjeux stratégiques et créatifs est fondamentale.
Assez classiquement, on distingue 3 phases. La première consiste à explorer les besoins et à identifier les insights, via l’observation ethnographique des usages notamment. Vient ensuite la phase de génération des idées, selon les thématiques préalablement définies, et en utilisant les techniques créatives et les méthodes les plus pertinentes en fonction du contexte (communautés, crowdsourcing,…). La phase finale a pour objet d’enrichir les idées, de formaliser des concepts, afin, le plus souvent de les tester en quanti. Tout cela se faisant donc avec une équipe projet au sein de l’entreprise, les consommateurs, les designers qui « traduisent » les concepts et l’institut qui a le rôle de pilote et d’animateur du processus global.
Cela suppose en effet de dépasser les compétences classiques des instituts. Il y a un fort enjeu notamment à faire en sorte que les personnes embarquées dans ces démarches jouent réellement le jeu, qu’elles soient impliquées et qu’elles aient envie de l’être. Il y a naturellement un intérêt décisif mais aussi une difficulté particulière à faire coopérer des profils très différents au sein de l’entreprise. Cela demande un travail important de notre part pour que s’établisse un langage commun. C’est ce que nous faisons par exemple en les formant à la définition et à l’écriture de concepts, qui est un exercice très structurant.
Il s’agit bien sûr d’une phase décisive, centrale. Mais ce n’est en effet, idéalement, qu’une phase parmi d’autres dans ce processus d’ensemble. Un autre facteur décisif de réussite du projet repose sur la qualité de l’itération entre l’entreprise avec ses différentes entités et le consommateur. Pour que celle-ci soit réussie, cela suppose souvent d’avoir recours à des compétences telles que le design – ou même l’architecture – pour mettre en forme, illustrer, et ainsi mieux pouvoir faire rebondir les consommateurs ou les équipes de l’entreprise.
Il nous est même arrivé, dans le cadre d’un projet, d’avoir recours à des comédiens pour faciliter la présentation de concepts. Et à une autre occasion de devoir reconstituer un bloc opératoire ! Il est donc capital pour nous de savoir jouer ce rôle de chef d’orchestre et d’intégrateur des différentes compétences à mobiliser, qu’elles soient internes ou externes à l’entreprise.
Avec ces démarches, les consommateurs ont en effet un rôle décisif dans le processus de création. C’est cohérent avec l’évolution de nos sociétés, où les gens sont plus éveillés, plus joueurs qu’ils ne l’étaient par le passé. D’une certaine façon, ils ont une propension naturelle à être de plus en plus créatifs. Vient s’ajouter à cela le fait qu’ils ont à leur disposition des outils technologiques – les ordinateurs, les smartphones et toutes les applications qui vont avec – qui sont extrêmement facilitateurs.
Pour autant, je crois qu’il ne faut pas leur en demander trop. Ils sont là, à un moment donné du processus, pour émettre des idées. Ils n’ont pour autant pas vocation à aller jusqu’au bout de la définition du concept. Le rôle des experts reste donc essentiel : ce sont eux qui traduisent les propos des consommateurs, qui les illustrent, et qui font passer ces idées dans le réel.
Je suis tout à fait convaincue de l’intérêt de ces outils, que nous utilisons régulièrement. Je ne crois pas pour autant qu’il faille les utiliser de façon systématique. Nous obtenons également de très bons résultats avec des méthodologies créatives plus « traditionnelles ». Il me semble au global préférable d’avoir une approche souple, riche, permettant de mixer les modes de recueil (quanti au quali, online / offline,…), mais aussi les techniques d’animation. La co-création se prête à la mise en œuvre d’approches plurielles, qui se combinent au fur et à mesure de l’avancement du projet et s’enrichissent mutuellement.
Par ailleurs, dans le registre des dispositifs techniques, nous proposons de plus en plus régulièrement à nos clients de mettre à leur disposition des outils leur permettant de manager le feedback des consommateurs, notamment pour isoler et enrichir les idées les plus pertinentes.
C’est un enjeu important. Je crois qu’il est le plus souvent préférable d’éviter de choisir des consommateurs « experts », le risque étant d’avoir à gérer des avis tranchés peu compatibles avec une démarche fondée sur l’ouverture d’esprit. Il nous semble également peu conseillé de s’en tenir à des stéréotypes socio-culturels pour repérer des consommateurs potentiellement créatifs. Le pragmatisme est de mise, sachant qu’avec internet en particulier, il est facile de disposer d’un certain nombre d’indices sur le degré de créativité – réelle et non supposée – des individus. Ces aspects de profil ne doivent néanmoins pas occulter l’importance décisive de l’animation. Savoir faire s’exprimer la créativité des individus est une compétence qui ne s’improvise pas.
Tout à fait. C’est ce que nous proposons notamment avec un outil comme CXDigitalPack, qui est particulièrement adapté pour optimiser un site web par exemple, ou plus largement une interface consommateurs. Avec une mécanique d’interrogation très simple, on peut modifier l’interface, et voir en temps réel si cela va dans le bon sens ou pas pour les consommateurs. Cela met le doigt sur une des composantes clés de tout bon processus de co-création : d’une manière ou d’une autre, il s’agit d’orchestrer des itérations entre une offre et une demande potentielle.
Compte tenu des enjeux et de l’organisation de l’entreprise, cela demande parfois des dispositifs conséquents. Mais il n’est jamais interdit de faire simple !