Interview de Laurence Bertéa-Granet, Directrice Adjointe du département Etudes qualitatives Market Research News
Laurence Bertéa-Granet : Notre conviction clé est que cela suppose une vision globale, à 360 degrés. Cela signifie qu’il est nécessaire d’avoir une appréhension conjointe de l’offre et de la demande. Cela suppose aussi de ne pas se limiter à l’étude des fameux dix derniers mètres. Celle-ci est essentielle naturellement. Mais il est aussi fondamental d’intégrer une dimension temporelle : que se passe-t-il avant le choix et l’achat ? Et que se passe-t-il après ?
Tout cela a des implications sur les expertises à déployer, les approches, ainsi que sur l’intérêt à utiliser une palette de techniques relativement large et renouvelée, incluant le digital.
MSN : Qu’entendez-vous par là plus précisément, en particulier sur les différentes expertises à mobiliser ?
LBG :Sur ce type de problématique, nous sommes convaincus de l’intérêt de mobiliser des expertises telles que la sémiologie, l’ethnologie, l’ergonomie, avec une culture commune qui est celle des sciences humaines et de la psychologie du consommateur. Ces différentes expertises sont essentielles pour solliciter des approches multiples et complémentaires : observation sur le lieu de vente, entretiens intercepts, analyse semio ; autant de méthodologies qui permettent une appréhension globale du shopper.
Mais cela ne suffit pas : encore faut-il que les différents éclairages obtenus ne fassent pas que se superposer ou simplement s’additionner, mais qu’ils se confrontent pour aboutir à une réelle synthèse. C’est le principe du croisement des expertises et de la « cross-fertilisation » : chaque brique est importante, mais la qualité de l’imbrication de celles-ci est capitale.
Cela peut paraître une évidence, mais cela suppose une certaine organisation dans la gestion des projets et plus largement une organisation de l’institut. Le fait que ces expertises soient mobilisées au sein d’un même département comme c’est le cas par exemple chez Harris Interactive est certainement une condition tout-à-fait favorable pour cela.
La sémiologie permet de mettre en évidence les signes qui sont objectivement émis par le rayon ou le point de vente. L’analyse des codes (dominants, différenciants, en opposition, etc.) permet d’identifier les territoires surinvestis, les territoires vierges et les possibles zones d’innovation. Lorsqu’on dispose de cette grille de lecture, qui porte donc sur l’offre, on est tout simplement beaucoup plus à même de saisir et de comprendre les perceptions des consommateurs et tout ce qu’ils expriment lorsqu’on les interroge au sujet de ce rayon.
Entendons-nous. Il ne s’agit pas de remettre en cause le socle même de l’étude shopper, qui consiste à combiner l’observation des comportements au moment de l’acte d’achat et l’interrogation qualitative du shopper, que celle-ci soit menée en amont ou en aval. Cela restera toujours essentiel pour saisir ce que le shopper fait à ce moment-là, et ce pourquoi il le fait.
Mais pour saisir ce qui est fait et dit à ce moment-là, il y a différentes options : l’observation peut se faire dans un processus où l’on accompagne le consommateur tout au long de son parcours ou pas ; on peut enregistrer une vidéo ou pas, avec éventuellement la possibilité de « confronter » le consommateur à ce qui a été filmé, qu’il s’agisse de son comportement ou de celui d’autres personnes. On peut également avoir recours à des dispositifs de type eye tracking pour disposer d’une mesure rigoureuse de là où son regard s’est porté. Etcétéra.
Mais il y a toujours cette même limite : si on observe ou même si on filme ce qui se passe dans un rayon (a fortiori si on utilise une caméra fixe), on ne voit pas et on n’intègre pas ce qui se passe « hors champ ». Ainsi on se coupe de tout ce qui se passe en amont et en aval de l’acte d’achat, et du passage dans le rayon en question.
C’est là en particulier que le digital offre des possibilités qui nous semblent des plus intéressantes, et qui permettent de sortir du cadre de l’étude shopper pour disposer d’une vision et d’une « intelligence » plus globale du processus d’achat.
C’est par exemple le cas avec l’usage des blogs, lorsque les conditions s’y prêtent.
On peut en tout cas évoquer des exemples, puisqu’il y a en réalité beaucoup d’options possibles en fonction notamment de la catégorie de produits ou des problématiques à traiter.
Le principe général consiste à faire en sorte que le consommateur que nous recrutons devienne le « reporter » de sa propre histoire, de tout ce qui lui arrive. Cela suppose en tout cas que l’on s’intéresse à une catégorie de produits pour laquelle l’implication des consommateurs est forte, faute de quoi les consommateurs ne joueront pas le jeu. Cette condition était en l’occurrence parfaitement remplie pour une étude que nous avons menée récemment, et qui portait sur de l’équipement audio-vidéo. Dans ce cas-là, nous avons monté un dispositif avec une quinzaine de personnes, qui avaient l’intention de s’équiper du bien en question ; et nous leur avons donc demandé de tenir des blogs afin qu’ils partagent avec nous leurs expériences, et pour que nous puissions ainsi suivre leurs parcours depuis cette intention jusqu’à l’achat, ou éventuellement la décision d’abandon d’achat.
On est donc sur des durées d’études importantes ?
Cela dépend des catégories de produits, mais on peut aller jusqu’à des durées de un mois, voire plus selon la catégorie de produit. C’est bien l’intérêt de ce dispositif, qui permet réellement d’identifier les parcours des consommateurs selon une perspective large, qui est donc très riche. Cela veut dire que la qualité de la relation que l’on noue avec chacun des bloggeurs est fondamentale. Il doit se sentir accompagné, soutenu, valorisé. Sinon il abandonne !
Avec ce principe de blog, le consommateur décrit son expérience. Cela signifie que l’on se fie à son regard, et qu’on ne l’observe pas ?
Il y a différents cas de figure. Il peut y avoir de l’auto-observation de la part des consommateurs recrutés, auquel cas ils sont dans une situation de reporter, avec la mission de faire des photos ou des vidéos pour témoigner de leur vécu et de leurs expériences. Ils peuvent prendre des photos d’un rayon, ou le filmer, et exprimer ainsi ce qu’ils ressentent. Dans ce cas, l’intérêt est non seulement d’accéder à l’information, mais aussi à la façon dont celle-ci est captée et restituée par le consommateur. En outre, il est parfaitement possible – et souvent intéressant – de procéder aussi à de l’observation accompagnée. L’avantage du blog étant que cela permet de repérer des situations et des cas où l’observation semble particulièrement intéressante à déclencher. On va donc procéder à de l’observation très ciblée. Tout cela suppose donc un excellent « casting », à la fois pour recruter les individus à suivre et pour déterminer qui fera l’objet d’une observation accompagnée.
Avec ce type de dispositif, n’y a-t-il pas risque d’un fort manque de spontanéité de la part des consommateurs recrutés ?
Il est effectivement essentiel de coupler ces méthodes d’auto reportage et/ou de visite accompagnées à des observations en rayon et à des entretiens intercepts, de sorte à capter cette spontanéité dans certaines phases importantes. Mais sur le fond, et de ce point de vue en particulier, il n’y a pas une grande différence entre le fait de participer à une étude de ce type plutôt qu’à un groupe qualitatif « classique ». Ce n’est pas le fait d’utiliser le on-line qui va changer fondamentalement les choses quant à la volonté de prise de parole du consommateur. Si l’on remonte à quelques années en arrière, le recours au blog pouvait être parfois un peu problématique ; aujourd’hui elle est tout à fait banalisée et n’est plus seulement l’apanage d’un public jeune.
Vous mettez le doigt sur un point important, qui est celui du recrutement des consommateurs, et qui est tout-à-fait essentiel lorsqu’on utilise des protocoles de type ethnographique. Un des gros avantages d’internet, c’est que l’on peut savoir pas mal de choses sur les personnes susceptibles d’être recrutées. En particulier, on est capable d’identifier cette capacité qu’ont certaines personnes à se mettre en scène et à se raconter. Et on va donc en tenir compte dans le recrutement, soit pour sélectionner des individus qui ne se mettent pas particulièrement en avant, ou au contraire pour détecter des profils relativement à l’aise pour s’exprimer et valoriser leurs opinions.
C’est vrai. Et l’explosion des possibilités du digital au sens large du terme constitue réellement une opportunité fantastique pour les études. Procéder à des enregistrements, faire des images est aujourd’hui extraordinairement facile et intégré dans le quotidien de chacun. Et toutes ces images sont intéressantes au moins à trois niveaux. Bien sûr, elles permettent d’élucider les comportements et les perceptions. Mais elles sont aussi fort intéressantes à proposer en tant que « stimulus » aux consommateurs, ce qui permet de rentrer dans des considérations excessivement précises et de confronter les actes au discours. Elles sont enfin une aide puissante pour aider nos clients annonceurs à s’approprier et à partager l’information et les enseignements des études, même s’il y a aussi des limites à cela.
L’image n’offre qu’une vision et qu’une compréhension partielle de la réalité. Si vous vous focalisez uniquement sur une partie des images, en faisant abstraction de toutes les autres, et si ces images vous empêchent d’entendre tout le reste, y compris les analyses, cela vous induit in fine à avoir une compréhension partielle ou tronquée, et donc à prendre des mauvaises décisions. Ce qui est quand même dommage quand on s’est justement donné tous les moyens de bien comprendre le consommateur !