Paris, le 9 décembre,
Le coeur des Français bat à un rythme asynchrone à celui de la démocratie
25% d’abstention au second tour de la dernière élection présidentielle alors même qu’une candidate d’extrême-droite était présente. 12% de personnes se déplaçant le même jour et déposant un bulletin blanc ou nul dans l’urne. Moins de 50% de participation au premier tour des élections législatives, bien moins au second. Une abstention abyssale lors des régionales et départementales laissant entrevoir que le « boudage » d’urnes aux municipales l’année précédente ne pouvait se résumer à la seule résultante de la peur de contracter la Covid. Des revendications de Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC), des mouvements tels les Gilets Jaunes nés sans organisation prédéfinies, sans leader reconnu, dans des territoires peu sujets à la mobilisation sociale… Nous pourrions à l’envie énumérer les signes d’un rapport distant des Français à l’égard de la démocratie. Et d’une distance s’accroissant depuis cinq ans. Evidemment, tout n’a pas débuté à l’initialisation du mandat d’Emmanuel Macron. Mais nous avons connu un condensé de ses manifestations. Tant et si bien qu’il est parfois difficile de qualifier cette distance : fatigue ? exaspération ? désintérêt ? critique ? colère ? lassitude ?
C’est dans cette optique que Challenges a confié à Harris Interactive la responsabilité de questionner un échantillon conséquent de Français sur leur rapport à la démocratie. 10 000 personnes ont accepté de nous répondre longuement. Cette étude nous permet de confirmer certains pans d’opinion préalablement identifiés, d’en minorer d’autres et… de mettre en avant des logiques pouvant à certains égards nous questionner. A certains moments, nous hésiterons dans notre analyse entre voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Nous avons pris le parti d’observer les contempteurs. Et de considérer que ce n’est pas parce qu’ils sont minoritaires que leur avis ne doit pas être considéré. Surtout lorsqu’ils peuvent être les prémices de dynamiques d’opinion.
Que retenir de cette enquête ?
Si aucune catégorie de population n’exprime ce sentiment majoritairement, remarquons des césures. Une césure géographique déjà : le sentiment de vivre dans un régime autoritaire est relayé par plus d’un habitant sur cinq d’une agglomération inférieure à 20 000 habitants. Une césure financière également : les personnes gagnant moins de 2 000€ par mois expriment plus que les autres que la France n’est pas une démocratie. Césure politique enfin : les électeurs de Nicolas Dupont-Aignan comme de Marine Le Pen à la dernière présidentielle tout comme les non participants pour un quart d’entre eux font part de ce sentiment. Outre ces variables, observons que les conditions de vie jouent nettement : 50% des personnes estimant qu’elles n’ont pas du tout la maitrise de leur vie, tout comme 37% de ceux rencontrant de fortes difficultés en fin de mois jugent la France comme relevant d’un régime autoritaire.
83% des Français se déclarent attachés au régime démocratique et 16% pas attachés. L’écart est net. Mais observer qu’un Français sur six s’en déclare pour le moins distant n’est pas négligeable.
Et ce d’autant plus que 36% des personnes ne se déclarant pas attachées à notre système démocratique indiquent, qu’à leurs yeux, la France est dotée d’un régime autoritaire ; 34% de ceux estimant que le fait que l’Union européenne se soit construite autour de valeurs démocratiques est plutôt une faiblesse ; 26% de ceux pensant que ce ne serait pas grave si la France n’était pas une démocratie dans 10 ans. On le voit, indiquer que la France serait un régime autoritaire ne constitue pas, en soi, une critique.
On peut y trouver une des clefs d’explication lorsque l’on explore le regard porté sur le fonctionnement de la France. Sur ce point les Français sont partagés. 54% seulement estiment que la démocratie fonctionne bien et 11% là-aussi seulement, qu’elle fonctionne très bien. A ce titre, 16% jugent qu’elle ne fonctionne pas bien du tout. Une fois encore, certaines idées préconçues sont battues en brèche : ce ne sont pas les plus jeunes qui sont les plus critiques. Le profil type d’un Français estimant que la démocratie ne fonctionne pas bien est le suivant : une femme (48% le pensent), âgée de 50 à 64 ans (50%), habitant en zone rurale (52%), de catégorie populaire (47%), très à droite sur l’échiquier politique (68%) et abstentionniste (61%). En dehors de ces considérations structurelles, observons que des variables d’opinion œuvrent nettement : 66% des personnes déclarant qu’elles ne votent jamais, 70% des Français estimant qu’ils n’ont pas la maitrise de leur vie, 58% de ceux estimant qu’il leur est difficile de s’en sortir avec son niveau de revenu et – logiquement – 82% des personnes jugeant faussé le résultat des élections.
Ici encore, les électeurs peu attachés au régime démocratique estiment que notre système fonctionne mal. Et ce dans une proportion importante : 70% d’entre eux se positionnent de la sorte tout comme 62% estimant que ce ne serait pas grave si dans 10 ans la France n’était pas une démocratie.
Evidemment nous n’avons pas posé la question de la sorte. Reste que l’appétence à disposer de représentants connaissant la France et étant « au plus proche des responsabilités » demeure. Ainsi 85% des électeurs estiment que « trop de décisions sont prises à Paris par des personnes qui ne connaissent pas la réalité de l’ensemble du pays » et – seulement – 37% que l’on « pourrait plus facilement régler nos problèmes si l’État avait plus de pouvoir ». Sur ce dernier point, peu de différences sociologiques sont à relever. Notons, et cela vient alimenter l’ensemble de la réflexion, que 53% des électeurs estimant qu’un régime autoritaire serait plus propice au développement économique qu’une démocratie pensent qu’un Etat plus fort serait une bonne chose tout comme la même proportion (52%) des Français estimant qu’il ne serait pas grave si la France n’était pas une démocratie dans 10 ans.
Toujours dans la même veine, plus d’un Français sur quatre doute de la sincérité du scrutin (29%). Ce doute est d’autant plus manifeste que les personnes interrogées ont un faible niveau de revenu, se situent très à droite sur l’échiquier politique, déclarent ne jamais voter (56%) et – en forme de paradoxe – ne sont pas attachés au système démocratique (53%).
Et dans ce contexte, on ne trouve pas de majorité de Français accordant leur confiance à chacun des acteurs pour garantir la démocratie en France. On identifie même plus d’un Français sur quatre (23%) jugeant que les formations politiques représenteraient une menace pour la démocratie.
Quel est le profil de ces abstentionnistes systématiques ? jeune : 11% des moins de 35 ans, faiblement diplômé : 10% et surtout en tension : 27% de ceux n’ayant pas du tout la maitrise de leur vie, 21% de ceux pour lesquels il est très difficile de s’en sortir avec son revenu. Sur le fond, observons que l’on reste en France toujours marqué par la politique et critique à l’égard du politique. On ne se saisit pas des réponses faciles : ni l’excuse de « l’oubli », ni celle de la distance, ni même celle du déficit de temps (souvent mobilisées dans les enquêtes par les interviewés comme facteurs explicatifs de non-action) ne sont des arguments nettement évoqués. De même, si 27% des Français abstentionnistes résiduels évoquent le désintérêt pour la politique, cette proportion se trouve être faible au regard d’autres arguments : le fait de ne se reconnaitre dans aucun candidat, l’expression d’un mécontentement tant à l’égard du personnel politique que de la manière dont vont les choses en France mais également un doute quant aux changements issus des élections.
On peut maugréer dans son coin – les Français le font souvent – ou d’une manière plus ou moins marquée. Déjà… en rallant dans un déjeuner de famille ou encore en manifestant. Si les actes de violence sont en proportion rares, près d’un tiers des Français déclare les comprendre. Compréhension n’est pas soutien. Mais n’est pas condamnation non plus. Près d’un jeune de moins de 35 ans sur deux estime ces actes compréhensibles, les personnes les plus à gauche et à droite se positionnent à des niveaux supérieurs à la moyenne. Plus surprenant ce ne sont pas les Français les plus à « cran » financièrement qui se révèlent être en empathie avec les mobilisations. L’effet générationnel l’emporte sur la situation économique personnelle. Les tensions ne se manifestent pas que par procuration ou ne sont pas que des violences cathartiques. Et le fait qu’un quart des Français indique qu’ils adoptent une attitude bienveillante à l’égard de ceux agressant des élus, envoyant des menaces ou encore dégradant des permanences nous renseigne sur un état du pays. Une France qui s’est construite autour de la politique, assignant au politique un rôle essentiel ne voit pas ses citoyens condamner unanimement les formes de violence – même indirectes – à l’égard des élus. Jeunes, catégories populaires, salariés d’une entreprise publique, habitants de HLM, Français se situant très à gauche comme très à droite, abstentionnistes systématiques et personnes ayant du mal à se projeter vers l’avenir sont les plus cléments.
« Rien de tel qu’une guerre pour ressouder l’unité nationale ». Telle est l’antienne de certains stratèges. On peut y adjoindre que dans ces situations l’appétence à la démocratie peut être moindre. Sans nullement prendre position, nous pouvons d’ailleurs noter que ce sont les termes utilisés par Emmanuel Macron dans le cadre de la lutte contre la Covid et que les instances déployées – associant peu le parlement – n’ont pas été décriées. Ainsi, pour à peine 6 Français sur 10, une guerre comme un affrontement au sein d’un pays ne peuvent s’exonérer de la démocratie. En l’état actuel de la situation, observons que 39% des Français estiment plus efficace de disposer d’un régime autoritaire lors d’affrontements au sein d’un même pays et 24% dans le cadre d’une crise sanitaire. Ici encore, les variables identifiées précédemment jouent le plus dans la structuration des réponses. Au final, 57% des Français indiquent qu’un régime autoritaire peut être plus efficace qu’une démocratie pour au moins un des aspects testés (allant d’une guerre à la crise écologique en passant par une crise sanitaire ou sociale…). Nous avons posé la question de l’efficacité. Et non du souhait. Et l’on sait que les Français ne privilégient pas l’efficacité en toutes circonstances. Reste que la démocratie peut vaciller à l’épreuve des faits, et nous observons là ce que peuvent être les facteurs de bascule.
Si l’on devait douter d’un pacte de confiance avec les responsables politiques comme avec les acteurs habituels fortement endommagé, on pourrait en avoir une confirmation implicite lorsque les Français réagissent à des propositions émises pour « stimuler » la démocratie. Le moins que l’on puisse dire c’est que la confiance ne règne pas : mise en place d’un contrôle de la véracité de ce que publient les médias, recours plus fréquent aux référendums, révocation possible des élus à mi-mandat, Référendum d’Initiative Citoyenne sont plus évoqués que des aménagements de type vote par Internet ou par correspondance. Il ne s’agit pas d’une volonté de mettre fin au mandat par délégation (la suppression du Sénat comme de l’Assemblée Nationale sont moins évoqués) que de pouvoir contrôler les élus ou les journalistes. Au final, un tiers des Français parlant de la suppression de la chambre basse et la moitié l’évoquant pour la chambre haute n’est pas anodin. Nous ne sommes pas dans une optique de la fin des élus mais d’une maitrise plus nette par les citoyens.
Terminons par un point. Le pari que l’économie – et notamment le capitalisme – œuvrerait en faveur de la démocratie ne fait pas sens pour les Français. L’exemple par essence de ce que peut être la dissonance entre puissance économique d’un côté, système politique pour le moins fermé de l’autre se trouve en Chine. Et les personnes interrogées ne pensent pas, dans leur grande majorité, que ce pays deviendra dans les prochaines années une démocratie.